"Est-ce burlesque?" et d'autres masques

Quand on se promène un peu au hasard dans Venise - le hasard total ne peut réellement être atteint, du fait des panneaux plus ou moins bien dissimulés indiquant la direction de Saint Marc - quand on s'y promène, donc, on peut croiser dans un campo un petit théâtre ambulant. Ce sont souvent de vieux messieurs, vêtus de longs imperméables usés et arborant des barbes de père noël qui les installent, et tout de suite ils attirent une foule de petits gamins du coin, des enfants habillés normalement, et non pas avec cette sorte d'immanquable et d'indéfinie banalité des touristes. C'est une masse un peu braillarde, un peu soucieuse d'être sage, et surtout une masse électrisée par les valises du théâtreux et par le décor en miniature qu'il installe posément. Puis tout d'un coup voici les masques qui sortent, des marionnettes aux habits de soie et velours multicolores, débordant de tissus en dentelle au col et au bout des manches. Les enfants bavardent parfois encore un peu, mais généralement ils se sont tus à ce moment, et ils donnent consciencieusement un nom à chaque personnage: le grand maigre au costume à carreaux, c'est Arlecchino, la jolie dame en robe turquoise genre Renaissance c'est Colombina, le bossu tout de blanc vêtu, coiffé de l'immanquable toque de meunier, c'est Pulcinella, et puis il y a l'avare Pantalone, le tonitruant et fanfaron Capitan Fracassa, le docteur Gianduia...tous portent un simple masque noir.
Il m’est arrivé d’en voir un particulièrement doué, quelque part entre le Rialto et la Dogana de mar. Il avait installé tout son petit monde sur le parvis d’une église, et tout autour il y avait juste une dizaine d’enfants avec leurs mères. Cet homme, long et maigre, avec une moustache à la Staline et des airs de sorcier, avait donné une sorte de pantomime, inspiré du « Pulcinella » ou du « Petrouschka » de Diaghilev. Cela représentait une sorte de grande fête foraine, où les personnages, plus ou moins tous en même temps (l’homme était doué, et il n’a jamais eu moins de six marionnettes par main) dansaient, et sautaient, faisaient des cabrioles…les décors, évidemment recopié sur ceux de Benois, étaient tout bonnement délicieux, avec leurs quatre stands bariolés, la scène du magicien, le montreur d’ours peint sur le panneau du fond, et puis les rideaux sur lesquels était peint le ciel de Saint-Pétersbourg traversé par de grimaçantes créatures nocturnes…et tandis que les petits riaient aux éclats, le pauvre petit Pulcinella, laid et bossu, tournoyait tout seul dans son coin en regardant Colombine et Arlequin…alors moi, voyant ce masque difforme si triste, si seul et si beau dans sa danse tragique, je me suis demandé : est-ce comique ? Peut-on partager la peine d’une marionnette vénitienne ?
Je n’aime pas que l’on se moque des amours impossibles, car ce sont peut-être ceux qui aident le plus à se construire et à fortifier son âme pour aller de l’avant. Certes, l’aboutissement est l’union d’un homme et d’une femme en une seule plénitude physique et spirituelle ; mais ceci, ce n’est que la fin de l’histoire. L’amour partagé ne doit pas naitre parce que l’on a trente-deux belles dents blanches et une peau veloutée ; il n’arrivera, le vrai, que quand (si) nous serons prêts à terminer notre cheminement vers l’Homme – vers nous-mêmes. Et ça, c’est peut-être une des plus belles leçons que l’on puisse retirer des entrechats d’un Pulcinella solitaire…