Le plaisir des mots
Bonjour et bienvenue sur le forum du plaisir des mots !
Le plaisir des mots
Bonjour et bienvenue sur le forum du plaisir des mots !
Le plaisir des mots
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.


Le plaisir d'utiliser les mots, dans la joie, les rimes et la bonne humeur...
 
AccueilDernières imagesRechercherS'enregistrerConnexion
Le Deal du moment :
Sortie PlayStation 5 Pro : où ...
Voir le deal

 

 Nouvelles Francesco

Aller en bas 
4 participants
AuteurMessage
trotsky
Poète Chevronné



Messages : 304
Date d'inscription : 08/04/2011
Age : 27
Localisation : Thonon-les-bains

Nouvelles Francesco Empty
MessageSujet: Nouvelles Francesco   Nouvelles Francesco Icon_minitimeMar 21 Fév - 17:53

Une petite nouvelle dans le style de celles de Buzzati...

UNE FLEUR

Monsieur Salvin, comme l’appelaient ceux qui l’ont connu, était un petit homme vaguement bedonnant, presque chauve, avec une fine moustache en crocs. Ses rares cheveux avaient bien grisonné sur la fin de sa vie ; nous pourrions même dire que toute sa personne paraissait grise, terne, morose. Comme une grande partie des fonctionnaires, il avait pour habitude de porter des complets bon marché en toile rude aux couleurs sombres, des cravates aux tons allant du carmin au lie-de-vin, ainsi qu’un chapeau mou. D’où lui venait cet air malheureux ? Ne se rendait-il pas donc pas compte de sa chance ? Il avait une femme qui l’aimait, des enfants heureux qui avaient tous réussi leur carrière, un cottage agréable, une voiture rapide. Il était né après la grande guerre pétrolifère, n’avait jamais souffert de la faim ou du froid, était allé à l’école puis à l’université et vivait maintenant en Europa, un pays décidemment moderne et développé, bien autrement que la Ligue Moyen-orientale ou les Etats Fédérés d’Asie. Oui, monsieur Salvin avait tout pour être satisfait de sa vie, et lui le auriez-vous demandé, il aurait été bien en peine de trouver un motif à sa mélancolie. Mais voilà, notre homme avait, dans sa jeunesse, récupéré un vieux prospectus, rescapé du Bouleversement, sur lequel figurait notamment un mot, plusieurs fois répété : « liberté ». Liberté ? Un mot dur, borné, malsonnant, comme hypotypose ou Nabuchodonosor, bref un mot sans plus aucun sens. Il jeta la feuille au feu, sachant que c’était probablement quelque chose d’illégal, mais on n’efface pas si aisément ses souvenirs : le mot continua de longues nuits à tourmenter le jeune monsieur Salvin. Son sens, sa signification, il le lui fallait absolument ! Où, comment déchiffrer ces sept lettres, par quels moyens arrêter ce mystère tourneboulant dans sa tête ? L’oubli vint enfin avec l’âge, fin voile posé sur les idées vieillissantes. Monsieur Salvin, prit par son travail de contrôleur de presse, ses affaires, sa famille, laissa tomber un beau jour ce mot si lassant. Pourtant la blessure était encore là, enfouie quelque part au fond de son cœur.

Il faisait gris, dehors, ce matin là. C’est avec regret que monsieur Salvin quitta son lit, veillant à ne pas réveiller sa femme. Encore engourdi de sommeil, engoncé dans un peignoir imitation-cachemire bleu à rayures blanches, ses pieds enfilés dans ses douces pantoufles, il alla d’un pas lourd à la cuisine. Leur dernier enfant était parti il y a dix ans ; dans la maison, tout était silencieux. Pour un peu, il se serait cru seul. Tout alla mieux après une bonne tasse de café brûlant et des tartines beurrées, mais décidément quelque chose dans l’air laissait présager à monsieur Salvin qu’il allait s’agir d’une journée à ennuis. Il se rasa, s’habilla avec soin, prit son attaché-case et sortit. Un peu de brouillard s’attardait autour des lampadaires, il faisait froid. L’homme releva son col et alla d’un pas rapide se placer à l’arrêt d’autobus. Une dizaine de minutes plus tard arriva, tanguant et crachotant, le véhicule. Malgré sa décrépitude (on favorisait maintenant les voies d’électram) il n’aurait mis bien longtemps pour emmener monsieur Salvin au Bureau de Contrôle de la Presse, loin, là-bas, dans le centre-ville aux si grands et laids gratte-ciels. Il monta, donc. Sa journée serait incontestablement aussi longue, vide et ennuyeuse que les autres si un léger incident n’avait troublé la marche sereine de la bureaucratie. Monsieur Salvin était plongé dans le remaniement d’un complexe article sur les vertus comparées de la pêche de la truite en Seine-Maritime et Bade-Wurtemberg lorsque Philippard, le jeune secrétaire aux oreilles étrangement rougeaudes, vint déposer sur son bureau une chemise cartonnée rouge, portant une note manuscrite : « document à caractère nettement antisocial et provocateur. Modifier ou détruire ». Lentement, Salvin s’empara du dossier et l’ouvrit, en extrayant une unique coupure de journal, presque ridicule placée dans un si grand conteneur. Et là, au fond de la troisième ligne, le fatal « liberté » lui sauta à l’œil. Monsieur Salvin jeta rageusement la feuille dans la poubelle. –Signalez l’auteur au service d’ordre, ordonna-t-il d’un air courroucé. Une fois seul, il réfléchit longuement en vain, tournant et retournant les mêmes phrases creuses dans son esprit, et il finit par découvrir un vide, un manque inconnu au fond de lui. Mais il avait tout ce dont il avait rêvé, n’est-ce pas ? Tout, oui, sauf cette intrigante liberté, cette si belle et mystérieuse inconnue qui revenait le tourmenter. La sonnerie de midi retentit. Troublé, le vieillard se leva et partit déjeuner au réfectoire.

C’est là que Philippard le vit pour la dernière fois. Ce qui arriva ensuite, aucun d’entre eux ne vint à le savoir ; du reste, la disparition du vieil homme taciturne ne perça pas leur petit cocon de bonheur. En effet monsieur Salvin ne rentra pas au bureau. Il préféra manquer à tous les règlements écrits ou coutumiers et sortir se promener dans la grande ville si triste et enfumée. Les rigoles d’écoulement étaient remplies de mégots de cigarettes et vieux chewing-gums. D’énormes panneaux publicitaires écrasaient le passant de leurs oppressantes couleurs vives. Insensiblement, il quitta le quartier administratif et pénétra dans les lotissements populaires. Les rues étaient toutes pareilles, avec leurs clôtures blanches devant d’exigus jardins au gazon bien tondu, ses bonhommes réjouis lisant sur la terrasse en compagnie de leurs femmes- après tout, tous étaient heureux en Europa. Toute cette uniformité industrielle ne tarda à s’emmêler dans ses pensées et il finit par tourner en rond sans savoir au juste où il allait. Le pauvre homme était peut-être fou- est-ce de la folie, de rechercher avec tant d’acharnement un mot mort depuis tant d’années ? Il se retrouva face à un mur, entre deux immeubles. Une voie sans issue. Il lui fallait retourner en arrière, reprendre son errance sans buts. Mais là, entre deux plaques de goudron, une céleste apparition frappa monsieur Salvin : c’était une rose, une petite rose blanche à peine épanouie, poussée droite et fière malgré la fumée et la puanteur. Charmé par les reflets émeraude de ses feuilles, monsieur Salvin caressa ses formes presque sensuelles- et retira vivement sa main, le doigt piqué par une minuscule épine. Le mettant devant ses yeux, il vit une petite goutte de sang perler et lentement rouler vers le bas. Ainsi, c’était cette aqueuse liqueur, le fluide vital qui coulait dans nos veines ; quels tristes et prétentieux pions sommes-nous sur l’échiquier du Destin...Il ferma les yeux. La liberté, qu’était-ce donc ? Alors un autre mot interdit, un autre mot fort et beau lui passa par la tête, et en songeant aux sonorités moirées de ce petit mot il comprit que la liberté était peut-être cela, simplement la suite de l’histoire. Il avait trainé machinalement avec lui son attaché-case. Il en tira sa trousse où il récupéra un couteau helvète. La rose était si belle...sur ses pétales blancs, une fourmi, très noire par contraste, agitait fébrilement ses antennes. Une rose...une si belle fleur...

Une patrouille ramassa le corps de monsieur Salvin le lendemain matin. Il bruinait. La rose, fanée, pendait lamentablement, ce bel édifice de beauté pure dépérissait déjà. Un soldat l’écrasa négligemment sous sa botte cloutée. Selon une vieille coutume d’ici, le mort fut enseveli et l’on plaça sur sa sépulture une plaque indiquant son nom, son prénom et sa fonction. On apprit ainsi qu’il sa nommait Aristide. Pauvre vieux...je suis là, devant sa tombe, tel un épouvantail dans son champ de grain- triste moisson que celle de ce lieu. Et une question, une vilaine petite question blessante rôde dans mon âme : l’a-t-il trouvée, sa liberté ?
Revenir en haut Aller en bas
audrey
roi du forum
roi du forum
audrey


Messages : 206
Date d'inscription : 13/04/2011

Nouvelles Francesco Empty
MessageSujet: Re: Nouvelles Francesco   Nouvelles Francesco Icon_minitimeJeu 8 Mar - 16:51

c'est bien (je pense que ton ego va en prendre un coup) lol!
Revenir en haut Aller en bas
selenba
Modératrice
Modératrice
selenba


Messages : 144
Date d'inscription : 13/04/2011

Nouvelles Francesco Empty
MessageSujet: Re: Nouvelles Francesco   Nouvelles Francesco Icon_minitimeJeu 8 Mar - 18:37

Magnifique! Trotsky!

Cette histoire me rappelle la beauté des fleurs et puis tu as lié le fait que les fleurs ne peuvent obtenir la liberté physique mais elles ont mieux, elles sont libres intérieurement on ne peut pas faire plus libre.

J'adore
Revenir en haut Aller en bas
trotsky
Poète Chevronné



Messages : 304
Date d'inscription : 08/04/2011
Age : 27
Localisation : Thonon-les-bains

Nouvelles Francesco Empty
MessageSujet: Re: Nouvelles Francesco   Nouvelles Francesco Icon_minitimeMar 13 Mar - 18:14

Une nouvelle nouvelle (d'accord, c'est répétitif...) dans un genre plus sombre:

UN ESTATE ITALIANA
(Pour éviter les barbarismes de prononciation, je précise que cela se dit "oun estâté îtaliânâ")

Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas rendu chez le baron Serensi. Pour être franc, de toute la guerre je n’avais eu la possibilité de voir l’affable vieil homme. Il m’est difficile d’oublier la dernière soirée qu’il avait donnée. Oh ! Elle n’est pas importante en elle-même, mais de telles conséquences ont suivi qu’il est nécessaire de la mentionner ici. Le baron, petit bonhomme au visage fripé et au maintien distingué, approchant alors des soixante-dix ans, avait longtemps participé aux missions diplomatiques, dès avant la Grande Guerre, en Autriche, en Russie, puis en France et Angleterre, où il avait côtoyé Clémenceau et Lloyd George. Il lui était resté de ces temps fastueux un goût passionné pour les réceptions et la présence du tout Milan, ainsi qu’un caractère capricieux et imprévisible. Parfois des lubies, des envies irrépressibles naissaient sans préavis dans son esprit tortueux et outrageusement gâté : il improvisait un dîner, déplaçait les meubles dans ses salons, envoyait quelques invitations rédigées d’une belle écriture penchée sur le verso de ses cartes de visite et au soir nous étions une trentaine chez lui, formant souvent un mélange très hétérogène- le baron avait récolté d’innombrables et divers amis au cours de ses voyages. Il nous dit un jour que c’était pour le plaisir d’être en compagnie ; je pense pour ma part que c’était plutôt de peur d’être seul. Ce soir là, donc, Guido et moi nous étions retrouvés entre un vieil officier moustachu et grognon rentré d’Erythrée et une sorte d’actrice, ressortissante Autrichienne mais d’origine juive, qui avait quitté son pays après l’anschluss ; une personne fort jolie mais également assez sotte. L’officier s’était lancé dans d’interminables considérations sur l’incongruité de notre intervention en Éthiopie, « ridicule », disait-il, car une « armée civilisée » ne pouvait se permettre « d’envoyer la fine fleur de l’aviation militaire larguer des bombes sur une bande de paysans abyssins chargeant à la machette ». Il était très imbu de cet esprit conquérant et autoritaire qui se retrouve chez les anciens colons européens. C’est tout à fait par hasard que j’avais entraîné là Guido, et je commençais à le regretter, ne pouvant quitter le militaire sans paraître impoli. Heureusement, le baron, qui passait par là, vint vers nous et lança à Guido, narquois :
- Et bien, mon jeune ami ? Comment avance la thèse sur Manzoni ? Vous savez que vous pouvez consulter ma bibliothèque...j’aimerais voir la façon dont vous procédez. Ah, les littéraires...
Guido rougit. Il avait coutume, lorsqu’il désirait se défiler, d’employer cette excuse, à outrance parfois, et en effet le baron, plus vif d’esprit que d’autres de nos connaissances, avait vite compris qu’il n’avait pas la moindre envie de passer sa thèse ; le titiller sur ce point était un des menus divertissements de Serensi. Ce dernier nous mena dans un petit boudoir, auprès d’un homme élégant portant un frac noir serrant un peu ses épaules athlétiques. Cet homme, que l’on nous présenta sous le nom d’Aldo Chini, avait des cheveux noirs coiffés en arrière avec une honteuse quantité de brillantine, un peu comme les officiers du duce, et arborait un superbe nœud papillon pourpre ainsi qu’un monocle en équilibre instable le contraignant à froncer fortement ses sourcils bien dessinés. Il devait aller sur la trentaine ; son petit nez, sa bouche fine, ses mains aux ongles soignés lui donnaient un air élégant et gracieux comme celui du tsar dans les gravures du Petit journal. Je me demande encore si le baron était de mèche avec lui ; toujours est-il que lorsqu’il nous quitta Chini se pencha vers nous avec des mines de conspirateur. Il nous proposait une « affaire » d’une certaine importance mais qui pouvait se révéler « compromettante » ; ceci étant, nous devions le retrouver le lendemain dans son appartement près du Duomo. Il y avait gros à gagner...à condition d’être discrets et de suivre les instructions.

Nous eûmes une longue discussion, ce soir-là, pour décider de notre conduite à tenir le lendemain avec Chini. Y aller ? Ne pas y aller ? Le problème était épineux. Il faut ici savoir que Guido et moi avions été colocataires, du temps de l’université à Bologne, et que depuis nous menions nos affaires ensemble. Rien de bien méchant : de la petite contrebande, des passages de frontière pour les politiques « sous surveillance ».
Car nous étions deux incorrigibles fauteurs de troubles, quasiment des anarchisants sur le moment, et l’on comprend donc que la discipline fasciste ne nous convenait pas tout à fait. La recherche de la vie passe par la négation des réalités reçues et la jouissance des plaisirs terrestres ; après nous, le déluge. Bref, nous avions discuté violemment à propos des pour et des contre de l’opération ; en ces temps de méfiance et de délation, il aurait été trop bête de tomber sur un provocateur. Guido, sensé comme d’habitude, avait le pressentiment que cela tournerait mal, et ne cessait de me contredire de sa voix douce et monocorde. Il lissait nerveusement sa moustache au bout de laquelle commençaient à perler des gouttes de sueur, tandis que je cirais sans conviction mes chaussures. Quand, vers minuit, le gérant vint nous sommer de nous taire, nous avions convenu de tenter le coup. Que ne l’ai-je regretté par la suite ! Maintenant encore, alors que tout cela est mort et enseveli, je me dis, attendant sous le soleil devant le portail du palazzo Serensi, qu’il aurait peut-être mieux valu que je propose un rendez-vous à la comédienne.

Une grisaille triste pesait sur la ville quand nous nous rendîmes chez Chini. Il habitait une vieille bâtisse toute en hauteur, de couleur rougeâtre, construite probablement par quelque bourgeois autrichien au cours du siècle dernier. Un épais rideau de lierre voilait une grande partie de la façade. Nous tirâmes la sonnette ; un majordome sec et longiligne vint nous ouvrir. Sans un mot, il nous conduisit à la salle de billard, où Aldo Chini conversait avec deux autres hommes, tout aussi élégants et pommadés. Le maître de maison nous proposa des cigares et une goutte de prosecco, que nous refusâmes fermement, voulant en venir aux faits. Chini s’assit donc sur le rebord du billard, tandis que ses camarades prenaient position sur deux chaises au fond de la salle ; il avait un demi-sourire lassé aux lèvres lorsqu’il commença son histoire, comme si elle avait déjà été mille fois entendue et répétée :
- Voilà, mes associés et moi nous nous occupons d’un petit...trafic avec nos voisins les Yougoslaves : en pratique, nous faisons passer des armes en Croatie pour qu’ils préparent une insurrection nationaliste et nous recevons en échange une, si l’on peut dire, juste rétribution. Or, la frontière est bien surveillée à Fiume ; nous avons essayé de corrompre les douaniers, ils les ont changés. A cause de cela, deux de nos agents ont été capturés. L’organisation entière a failli disparaître. Heureusement, le bateau qu’ils avaient pris avec la police à Capodistria a coulé ; ils auraient pu parler.
- Heureusement !? , suffoqua Guido.
- Oui, heureusement ; nous verrons si vous ne parleriez pas après un bon passage à tabac. Mais nous divaguons. Nos trois autres hommes de main sont occupés ailleurs, et vous nous avez été désignés comme des personnes de confiance. Il faut que vous récupériez la marchandise qu’avaient ces hommes, et qu’un contact Istrien a recueillie, et que vous la rameniez ici sans faire d’histoires. Je veux supprimer les derniers éléments de l’« erreur ». Cinquante mille ?
- Plait-il ? , demandai-je.
- Nous vous proposons exactement cinquante mille lires pour ce petit service. Pas mal, n’est-ce pas ?
Nous acceptâmes à condition que nos frais de voyage soient remboursés à 80%. Les trois dandys ne devaient pas s’attendre à ce que cela soit si simple, car portés par un élan de gratitude ils nous invitèrent à rester pour le dîner, qui fût servi dans la demi-heure suivante, et ils firent déboucher d’abord une bouteille de champagne, puis des bordeaux, et enfin une bouteille de tokay, « cadeau du chancelier Dollfuss », après quoi la soirée s’estompe dans une nuit confuse brisée par la sphère pourpre du vin dans les coupes et nos rires bruyants. Je ne sais pas par quel miracle nous rentrâmes à la maison, mais j’eus le lendemain l’une de mes seules et plus belles gueules de bois.

Le compartiment du train fut occupé jusqu’à Mestre par une bande de joyeux Balilla se rendant aux Littoriales des Arts et de la Culture. Nous fûmes forcés aux considérations les plus absurdes sur la magnificence du duce. Ils furent remplacés par un comptable qui se cloîtra jusqu’à Trieste derrière le Corriere della sera ; de tout le long, il se permit juste une remarque acerbe sur l’espace occupé par ma valise, à la hauteur de San Dona. Il descendit avec nous à Trieste, se fondit dans la foule et heureusement nous ne l’avons plus jamais revu. Après la visite d’usage à la Place Unité d’Italie, donnant sur une mer bourrue et houleuse, nous embarquâmes à bord d’un vieux rafiot fumeux qui allait jusqu’à Pola, où résidait notre contact. Il aurait dû nous remettre le matériel, nous serions rentrés à Milan, nous l’aurions rendu à Chini et nous aurions empoché la récompense. L’appartement miteux du contact était cependant vide ; une sorte de vieille mégère croate, la concierge, nous dit qu’il avait été emmené ce matin par les guardie di finanza et qu’il nous avait laissé une adresse. Peu prudent, ce gars-là. A tous les coups, il nous aurait donné des ennuis. L’autre informateur étant à l’autre bout de la ville, nous hélâmes un fiacre qui nous y emmena. Les nuages s’étaient dissipés. L’endroit n’était pas bien plus reluisant. Nous entrâmes dans une cour sombre, montâmes des escaliers sentant le renfermé et débouchâmes sur un palier étroit : au dernier étage, évidemment. Guido toqua à la porte. Elle s’ouvrit en un circonspect mouvement giratoire...et là, petit miracle du quotidien, une apparition qui martèle encore mes pensées éteintes, un éclair de lumière pour l’âme...bref, une femme à l’incomparable beauté, du moins pour moi. Nous levâmes à l’unisson nos feutres mous. Elle nous fit entrer rapidement en vérifiant que nous n’avions pas été suivis. C’était un appartement de deux pièces ; l’une, fermée, dans laquelle nous ne pénétrâmes jamais, était la salle de bain. Celle où nous étions était assez spacieuse de par soi, mais encombrée d’un lit, d’une table avec deux chaises, d’un réchaud à gaz, de deux armoires en noyer sombre et d’une étagère remplie de livres. Là aussi une fenêtre donnait sur la mer. Le soleil commençait à être bas sur l’horizon. Elle sortit de l’armoire une valise noire qu’elle posa sur la table, nous invita à nous asseoir, rajouta deux verres et une carafe d’eau (« en compensation du voyage », dit-elle) et elle s’allongea sur le lit, fixant d’un air très absorbé un point sur le plafond. Ce mouvement avait légèrement soulevé sa jupe, dévoilant une fine lame de peau hâlée et douce. Guido demeurait imperturbable, presque morose- il n’a jamais aimé les femmes. Je n’étais, pour ma part, pas loin de l’extase. Le silence dura encore quelques secondes, pendant lesquelles je caressais longuement des yeux la silhouette de la femme : les pieds menus, dignes de ceux décrits par Pouchkine ; des jambes longues, fusiformes, féminines à l’excès ; des mains fines aux ongles clairs soigneusement entretenus ; un visage rayonnant. Le cou mince en portait l’ovale charmant, gracieusement entouré de ses cheveux, qu’elle avait couleur or et coupés au niveau des épaules. Ses yeux étaient aussi de la couleur du précieux métal, mais emplis d’une sorte de vague langueur ; les lèvres roses et fines restaient entrouvertes. C’est elle qui commença à parler :
- Je ne vous donnerai pas mon nom. Vous ne me donnerez pas le vôtre. Ainsi, personne ne pourra dénoncer personne. Valeriano a ramené le matériel ce matin, juste avant son arrestation ; cela faisait trop longtemps qu’il faisait des imprudences. Tout est dans la valise. Quand partez-vous ?
- Demain matin, répondit Guido.
- Et où allez vous dormir ?
Elle nous regardait maintenant. Je préférais être sincère :
- Non, ne savons pas vraiment.
- Il est cinq heures. Vous allez descendre manger chez un ami, qui tient une auberge. Il est complet pour l’instant, mais ainsi vous ne resterez pas le ventre vide. Quant au gîte, je sortirai pour vous un matelas, il faudra vous serrer mais c’est mieux que de vous faire ramasser pour vagabondage, n’est-ce pas ?
Un drôle de mal-être me rongeait depuis un moment ; quand nos yeux se croisèrent, il attint son paroxysme et je fis la première erreur :
- Et si vous diniez avec nous ? , suggérais-je hardiment- bien que sans m’en rendre vraiment compte. Elle et Guido me regardèrent ébahis.
- Enfin, oui, c’est que nous sommes un peu perdus ici et qu’on ne connait personne alors..., tentai-je de me rattraper. A mon grand étonnement, elle se contenta de sourire.
- Fort bien. A condition que tu te charge des dépenses !
Guido se renfrogna. J’étais quant à moi aux anges : une invitation, ce « tu » employé inopinément, c’étaient autant de signes que la première manche était gagnée !

J’eus bien entendu droit à un sermon de Guido sur les dangers présentés par la séduction de belles inconnues, mais je ne fis pas la moindre attention aux palabres de cet incorrigible misogyne. Rêver, c’était bien plus beau...être maintenant assis sur un banc devant le palazzo Serensi, avec dix ans et une guerre d’écart, me permet d’observer plus objectivement les faits : qu’était donc cette passion ? Probablement une « sotie », comme l’aurait dit Gide, un petit amour d’universitaire malmené par le passage à l’âge adulte. Un de ces nombreux petits amours ridicules qui naissent sous le joug du totalitarisme. Toujours est-il que ce soir là je vidais complètement mon porte-monnaie et menait la conversation avec une fougue nouvelle : j’avais pris la résolution de vivre enfin. L’auberge en question avait une sorte de salle commune, officiant de restaurant, qui se révéla être une grande pièce basse de plafond et enfumée. Les plats étaient apportés par un serveur calabrais, maigre et brun, qui ne connaissait que son patois plus quelques mots d’Italien. Guido nous bouda initialement ; je fis quelques pitoyables tentatives pour lancer la conversation, mais mes deux compagnons de table étaient décidemment peu collaboratifs. Je sortis tout mon arsenal d’histoires drôles et calembours sur coloniaux et militaires. En vain. Je partais alors sur des considérations à propos de l’Istrie, du Carso, de l’Isonzo, des grandes batailles qui avaient eu lieu ici pendant la Grande Guerre, puis d’Ungaretti, qu’elle connaissait et appréciait ; Guido se révéla plus bavard sur ce sujet. Ungaretti étant l’un des seuls poètes dont j’avais retenu quelques vers, nous pouvions les citer, les commenter ; Guido soutint longtemps que San Martino del Carso était une sottise patriotique, et elle de répliquer que non, non, rien n’était plus loin des intentions littéraires du poète, le ton montait, enfin ils se réconciliaient, nous reprenions un peu de chianti et la boucle se répétait. D’un coup, alors que Guido, un peu éméché, se lançait dans d’ardues élucubrations sur d’Annunzio à Fiume, une illumination- pas si brillante peut-être –me vint ; poussé par un irréfrénable besoin, je saisissais la main de ma voisine. Elle eut un léger sursaut, me regarda interloquée. Mais elle ne me rejeta point, et au contraire serra ses doigts fins autour de la main que je lui avais donnée. Deuxième manche...

Quand nous sortîmes dans la nuit, mon camarade était carrément pompette, et il marchait à grande enjambées devant nous- c’était son état habituel lorsqu’il forçait un peu sur la bouteille. J’en profitai pour reprendre la main de notre hôte, et nous suivîmes ainsi Guido flanc contre flanc. Je n’avais aucun but et aucune idée dans la tête ; seul comptait que la promenade s’éternisât. Nous finîmes quand même par arriver chez elle. Guido et moi l’aidâmes à sortir de sous son lit le matelas. Elle nous donna également deux oreillers et une couverture en laine rude vert foncé ornée de l’écusson des Savoia, cadeau d’une vieille tante ; elle s’excusa de n’avoir de draps en plus. Elle passa ensuite dans la salle de bain, tandis que, n’ayant pas de pyjama, nous nous limitions à enlever nos chaussures et nous mettre en bras de chemise, malgré les réticences de Guido, prit d’un accès de pudeur feinte d’ivrogne. Je lui fis comprendre qu’il était ridicule et il se tût, conscient d’avoir à nouveau abusé de vin. Elle finit par venir se coucher et éteindre la lumière ; Guido ronflait. Au beau milieu de la nuit, je sentis les cheveux de la femme caresser mon visage. A voix basse, elle me demanda à quel jeu je jouais. Je lui répondis que c’était celui de l’amour et du hasard ; cela ne l’amusa aucunement. Avais-je touché son cœur ? Elle, en tout cas, avait touché le mien. Elle continua un moment à m’expliquer par phrases entrecoupées le péril et la fausseté de la situation qui nous guettait, je la laissais parler pour le plaisir d’entendre sa voix sans chercher à en comprendre le sens. Je dû faire à un moment un mouvement brusque car elle perdit l’équilibre et tomba sur moi. « Moi qui passais par là, soufflai-je, je crus voir une fée, et je lui dis : veux-tu t’en venir dans les champs ? ». Il y eut un silence, puis elle rit à nouveau doucement, comme la veille, et m’embrassa. C’est étrange les effets que peuvent avoir deux vers de Victor-Hugo, même assez moyens.

Le lendemain à huit heures nous étions tous les trois sur le quai, attendant notre train. J’avais la valise. Enfin l’express de Sarajevo arriva en crachant des bouffées de vapeur blanche et chaude. Il n’y avait pas grand monde, il ne se serait donc pas arrêté longtemps, nous devions nous dépêcher. Je restais un instant immobile sur le marchepied, voulant la saluer ; ce fut elle qui prit à nouveau l’initiative de m’embrasser, fougueusement- réellement...je me rendis compte que nous n’avions pas beaucoup parlé, en fait. Nous nous séparâmes, j’allais dans le compartiment, lorsque je me rendis compte avec effroi que je ne lui avais pas demandé son nom. J’ouvrai la fenêtre et me penchai à l’extérieur, alors que le train se mettait en marche :
- Nous ne nous sommes pas présentés ! , lui criai-je.
- Ton nom d’abord ! , un sourire triste effleura ses lèvres.
- Giuseppe !
- ...
Elle était trop loin déjà, sa réponse étouffée par le rugissement du train se perdit dans les airs. Pour finir, c’est elle qui avait eu la dernière manche-et le jeu avec...Le voyage continua dans le silence. Je m’étais endormi.

A l’arrêt de Vicenza, la porte du compartiment s’ouvrit, laissant entrer des effluves de tabac et d’oranges pelées. Un personnage étrange se tenait adossé au chambranle.
- Guten Tag, les amis! , dit-il.
Nous reconnûmes l’ami Fritz. Cet Autrichien (cela lui avait valu son surnom, qui par la force de l’habitude avait effacé son vrai prénom), né à Trento du temps de l’Empire, avait participé à quelques-unes de nos premières affaires ; nous l’avions quitté au bout d’un moment, ne pouvant supporter, à l’instar de bien d’autres personnes, son caractère sauvage et irrationnel. Il paraissait évoluer dans un monde immatériel où ne comptaient aucune loi ou logique d’ici- d’où son « métier », si l’on peut dire, de contrebandier. Il portait un imperméable beige, accompagné d’un béret tyrolien, tous deux faits d’une même sorte de feutre épais et rude. Ses bottes en cuir noir, dont le dernier cirage devait dater de temps antédiluviens, lui arrivaient quasiment aux genoux. Il ne faut pas oublier de mentionner ses lunettes, qui avaient supporté des dizaines de rafistolages divers, mais commençaient désormais à être nettement de travers. Son visage glabre et tranchant était coupé d’un sourire béat, tandis qu’il mâchonnait avec application un bâton de réglisse crasseux. Ses cheveux se déroulant en mèches courtes et désordonnées avaient une couleur imprécise entre le blond fané et le gris. Enfin il s’avança dans le compartiment, marqua un temps d’arrêt. Il sortit de sa poche un mouchoir dans lequel il enroba avec précaution son réglisse avant de le ranger. Il s’assit et commença à parler :
- Vous connaissez notre travail, Kinder, vrai ? Je pense vous transportez très intéressantes affaires dans cette valise. Maintenant, un marché je pourrais facilement vous proposer. Vous donnez à moi valise. Je donne à vous autre valise, avec armes mauvaises mais argent, ya, beaucoup argent ; pas vieux marks, non, pas piécettes, nicht ; j’ai prit dollars, grosses Banknoten chez clients. Alle gute ?
- Intéressant, certes, mais pas loyal, répondit Guido. Je me taisais.
- Loyal, loyal, mais si tout est illusion dans monde, que signifie loyal, dies ist das Problem...vous tenez problème, Giuseppe ? Etudes ? Finances ? Femmes ? Dollar arrange tout ! Cette petite escroquerie fait que bénéfice pour nous : moi revends armes chères, bien chères, et vous récoltez argent en bonus. Le commanditaire, lui, il n’est pas votre ami, nicht, nicht, mais moi je suis votre cher camarade.
Nous réprimâmes un sourire. Ce genre d’argumentation était caractéristique de Fritz, et toujours accompagnée d’incroyables mimiques. Le train repartit avec un sursaut.
- Ach ! Moi sans billet ! , déclara-t-il satisfait, je devrais utiliser dollars. Mais ils n’acceptent pas dollars...alors vous donnez mallette à Fritz qui vous donne sa mallette...et n’oubliez pas mon billet.
- D’où tiens-tu ces informations sur notre affaire, Fritz ? , lui demandais-je. Un doute m’était venu.
- Pas votre affaire savoir, mais si vous demandez gentiment...
- Ich bitte, lieber Fritz.
- Ya. Mon informateur est milanais, son nom est Chini, Herr Aldo Chini. Prétentieux ballon rempli d’assurance, mais il crèvera un jour- comme un ballon. Boum !
L’astuce de Chini, tout comme l’ingénuité de notre ami, sautait aux yeux : il faisait racheter à Fritz la marchandise qu’il ne savait où revendre, puis à notre retour exigeait les dollars qu’il savait être en notre possession. Nous l’expliquâmes à l’ami Fritz, qui fut tout penaud d’avoir été si facilement embobiné. Il descendit à Bergame, non sans nous avoir recommandé de passer le voir à Asiago où il tenait ses quartiers. Nous admonestâmes sévèrement Chini, à Milan, pour avoir voulu employer un si lâche stratagème, et promîmes de ne jamais plus lui rendre service ; plutôt amusé que navré d’avoir été déjoué, il nous laissa partir d’un air narquois, comme pour dire « causez toujours, on verra bien si vous n’aurez pas besoin de moi lorsque la guerre viendra... »

Ça y est. On ouvre. Ce n’est pas le majordome qui me reçoit mais un lieutenant américain. Avec sa moustache, il ressemble un peu aux portraits de lord Kitchener que l’on voit sur les célèbres affiches. Quand je lui parle du baron il hausse les épaules : « I don’t know, I don’t speak Italian, sir », répète-t-il. Je laisse tomber. Ce n’est qu’un oublié de plus dans notre petit univers, le baron Serensi. Ils sont tant d’autres...à commencer par Chini, qui n’eût pas l’occasion de nous employer à nouveau. Il n’a pas survécu à la république de Salo : un beau matin, des types en imperméable gris (O.V.R.A. ? Gestapo ?) sont venus le chercher, l’ont embarqué, sont repartis. Exit, Chini...Guido est entré dans le maquis, du côté des anarchistes : il faut croire qu’il avait ça dans le sang, car il s’est illustré dans nombre de dynamitages de ponts ou d’embuscades aux patrouilles allemandes. En 44, il a été tué accidentellement au cours d’une violente altercation avec des parachutistes anglais. Une balle perdue, certes, mais pas pour tout le monde...L’ami Fritz fut pris dans une rafle et envoyé en Russie dans un régiment de SS, mais il réussit à déserter et à rejoindre le petit corps expéditionnaire français, ce qui le sauva du goulag ; il émigra aux Etats-Unis, et s’éteignit paisiblement dans un petit meublé près de Broadway. J’ai revu l’officier, celui d’Erythrée, il y a quelques temps. Il partait pour l’Algérie ; certains prétendent qu’on l’a perdu dans le grand erg, d’autres qu’il s’est installé dans une ferme du côté d’Oran. Je me suis aussi caché au maquis, pendant la guerre, mais je n’ai pas accompli d’actions d’éclat. Tout juste si j’ai fait passer quelques gens en Suisse. Après, j’ai longtemps pérégriné dans la zone d’occupation yougoslave, d’abord à Gorizia, puis à Trieste, Capodistria, Pola. Le patron du restaurant, qui devait connaitre Son nom, avait malencontreusement voulu chercher querelle à un bataillon de la Wehrmacht pendant la retraite : ils l’avaient emmené dans la cour du restaurant et fusillé. Par contre le serveur était encore là ; il me dit qu’elle était partie six mois auparavant pour Zagreb avec un officier de l’armée de Tito. Je m’y rendis aussi, et à force de recherche et de coups de chances je finis par trouver mon homme. Je l’abordais devant le théâtre national croate. C’était un colonel haut et robuste, assez bel homme, à l’air placide. Son visage débonnaire était surmonté d’une épaisse tignasse blonde frisée. Par un hasard tenant du miracle, il avait fait de grandes études, et se débrouillait tant en croate qu’en italien, français, anglais, allemand et russe. Je le saluai, nous commençâmes à parler ; je mentionnai sa femme, mon inconnue.
- Elle est morte, dit-il sombrement. Son visage si tranquille se plissa vilainement : c’était un homme, et il ne voulait pas pleurer comme un enfant. Il reprit : c’était en donnant naissance à notre fils. Le médecin n’était pas en forme ce jour là.
Son front se fronça, tandis qu’il essayait de faire remonter quelque souvenir fané.
- Vous êtes Giuseppe ?
- C’est bien moi.
- Elle a déliré avant de...me quitter ; elle parlait de vous, d’une valise, d’un baiser échangé devant un train. J’ai appelé ainsi mon fils, c’est un peu un souvenir d’elle.
Je lui demandai le nom de sa femme. Il ne le connaissait pas, lui non plus ; elle lui avait dit que, s’il l’aimait vraiment, il pouvait se passer de lui donner un nom. Arrivés sur le bord de la Save, nous nous séparâmes bons amis : on ne s’en veut pas d’avoir aimé le même idéal illusoire. Ma quête se terminait dans la nuit, comme elle avait commencé. Je suis rentré, les arbres sont à nouveau verts, c’est l’été malgré le sourd affrontement des puissances. Et il faut vivre encore, accablés de la chaîne du souvenir...

Revenir en haut Aller en bas
trotsky
Poète Chevronné



Messages : 304
Date d'inscription : 08/04/2011
Age : 27
Localisation : Thonon-les-bains

Nouvelles Francesco Empty
MessageSujet: Re: Nouvelles Francesco   Nouvelles Francesco Icon_minitimeDim 8 Avr - 20:17

Tolstoï disait de son volumineux "Anna Karénine" : "C'est une femme qui aime un officier, elle se jette sous un train, elle meurt". C'est synthétique pour décrire mille pages d'action...je vais suivre le même modèle "c'est un ivrogne largué par son grand amour qui décide de se jeter dans le Tibre mais finit pitoyablement". A vous...

UN VERRE DE MARSALA

La lampe à la devanture de ce petit bistrot du Transtevere clignotait éperdument. Aurelio, silencieux, fixait le fond vide de son verre ; Aldo, Marco et deux matelots basanés traînaient depuis des heures une partie de briscola languissante ; Luigi, armé d’un chiffon, nettoyait inlassablement les verres derrière le comptoir. Des bouteilles de liqueur luisant à la lumière crue de l’ampoule s’alignaient sur l’armoire en bois mal dégrossi. Aurelio se leva, avança d’un pas incertain jusqu’au bar et cogna son verre sur la table. Sans un mot, le barman déboucha une bouteille de marsala et en remplit deux verres : entre amis, on peut se permettre de boire un coup ensemble. Luigi bût à petites gorgées, ourlant de gouttelettes rosées sa moustache poivre et sel, tandis qu’Aurelio le vidait tout d’un coup. Il n’était pas bien vieux, ce dernier, mais l’âge commençait déjà à le flétrir, marquant des rides aux commissures de ses lèvres. Le halo d’une beauté, d’un charme fané rayonnait encore faiblement de ce visage aux cheveux noirs coiffés en arrière à la manière d’un Malraux ou d’un Aragon, aux traits droits et réguliers malgré un menton un peu fort, lui donnant tout compte fait un air déterminé. Il partageait d’ailleurs la flamme révolutionnaire de ces hommes, et avait en son temps séjourné bien malgré lui à Procida – les années des chemises noires...Le ton monta du côté des joueurs, on arrivait au bout du tas et il s’agissait de rafler l’atout ; dans la vitre, Aurelio contemplait absorbé ses yeux sombre et rieurs qui avaient séduit tant de femmes, lorsqu’il était plus jeune. Luigi, sur le point de s’assoupir, l’observait aussi d’un air désolé : l’homme était ivre. Mais ce buveur là avait l’alcool triste, et restait lucide bien malgré lui – qu’il aurait aimé oublier ! Aurelio était triste, vraiment triste, comme si une chaîne d’argent se lovait froide aux tréfonds de son âme. Oui, il était las, Aurelio. Toujours en silence, il posa deux pièces de cinq cent lires sur le comptoir et quitta le cercle de lumière blafarde tranchant la frontière entre la terrasse et la nuit. Il avance, trébuche, repart. Des dalles en pierre mal ajustées. Des géraniums en pot et des chats de gouttière appelant l’amour. Une rigole emplie d’une eau sale, les relents de la pauvreté, bref, les quartiers populaires. Le pont Garibaldi, des arcades tendues sur la nuit sombre du fleuve. Il s’arrêta un instant devant le Palazzo Venezia, cracha en sa direction : la demeure du dictateur...Il coupa par les forums, marche, marche, marche - place Navone. Quelques touristes s’attardent encore à ces heures tardives autour de boutiques, des solitaires en veste et panama, des couples mièvres bras dessus bras dessous, puis quelques taxis et leurs chauffeurs s’endormant dans l’espoir de happer un client, des polonais, des russes, des abruzzais. On dirait une image d’Epinal, une gravure Second-Empire...
C’était au Lido, en 1921. Le vent soulevait des grains de sables fous de la plage, étendue dorée face à l’autre vaste esplanade qu’était l’Adriatique capricieuse. Seuls quelques jeunes aux corps blancs et maigres s’agitaient entre les vagues. Lui, Aurelio, se tenait négligemment allongé sur sa chaise longue, la chemise entrouverte sur le torse puissant, portant des pantalons en flanelle blancs et un béret calé devant ses yeux, refuge contre le soleil tapant de la mi-août. Ce n’était pas la tenue classique d’un estivant, et cette dame gracieuse, là-bas, paraissait s’en être rendu compte. A pas mutins (Pouchkine...) elle s’installe sous le parasol voisin. Que ses pieds nus sont beaux ! Et ces cheveux bruns, coupés à la garçonne, pour inhabituel que ce soit, ne sont-ils pas charmants ? Elle sort un livre de son sac à main. Aurelio, le conquérant, sent vaciller son cœur...ainsi se termine un homme : sous les yeux clairs d’une femme. Il se redresse, lui adresse une inclinaison galante de la tête :
-Bonjour.
-Bonjour.
-Le ciel parait se couvrir...damnés nuages !
-Si l’on veut, monsieur.
-Que lisez-vous ? Ungaretti, d’Annunzio ? Un français, Verlaine ?
-Rainer Maria Rilke. « Mir zu feier ».
-Bah ! Encore un allemand. Ils se sont calmés, après le coup qu’on leur a mit en 18...que maudite soit la guerre.
-Damné, maudite...mais dites-moi donc, cher monsieur, tout vous contrarie !
-Cela ne me dérange pas d’être un « cher monsieur ».
-Je vous aime.
-Déjà ?
-A votre avis ? Non, je vous suggère juste de me proposer une sortie à Venise...je n’y suis pas encore allée.
-Venezia, città degli amori...
-Quel impudent ! Vous me plaisez, pour finir, mais pas tant que ça...on ne peut pas toujours se permettre d’être d’un tel sans-gêne.
-Oh, n’exagérons rien...allons, j’ai un gondolier de mes amis qui nous servira magnifiquement.
Ils se levèrent et partirent ensemble se changer, histoire d’avoir l’air convenable. Lui la regarda, goguenard, s’en retourner à sa cabine...ah, les femmes...il est vrai, qu’elle était un peu petite, que sa voix était un peu haute, mais enfin : quelle femme ! Il se sentait vaguement ensorcelé, et cela n’était pas sans le déranger : en général, c’était toujours lui à prendre les initiatives. N’aurait-il pas dû lui-même se changer ? Pour les quelques touristes, tous place Saint Marc ! Alors, mettre juste une veste et des chaussures décentes, un panama en paille d’Italie à larges bords, ceint d’un ruban bleu marine. Largement suffisant pour la conduire de par les canaux bordés de murailles ocre de l’Arsenale, dans les ruelles ensoleillées et assoupies du Cannareggio, puis jusqu’à Burano, l’église penchée, les maisons aux couleurs vives...la voilà. Il la conduisit jusqu’à l’embarcadère.
-‘Maso !, cria-t-il.
Un homme sec et maigre, jaunâtre, taciturne, semblant tout droit sorti du roman de Thomas Mann, s’approcha à pas lents, quittant une taverne artificiellement pittoresque. Son visage se fendit d’un sourire faisant apparaitre mille rides, comme sur une vieille chaussure en cuir que l’on étirerait après un trop long séjour dans l’eau : quel coureur, cet Aurelio...ils montèrent sur la gondole, Tommaso donna un vigoureux coup de perche et la barque s’élança fendant les flots parsemés de rayons de soleil. Les nuages s’amoncelant à l’horizon n’étaient plus qu’un mauvais souvenir – le détachement aussi...Aurelio, pour la première fois, sentait quelque chose de plus que le simple plaisir dans son âme, il était en train de tomber amoureux. La femme rit, découvrant ses dents blanches régulièrement alignées :
-Oh, monsieur, nous ne nous sommes pas présentés, et j’avoue abhorrer les inconnus : il m’échoit le disgracieux nom de Susanna, Susanna de Froma.
-Et bien, signorina Susanna, je suis Aurelio, pour vous servir ; vous êtes noble ?
-Non, c'est-à-dire pas de sang. Mon mari est apparenté au roi.
Aurelio subit le coup sans douleur : il en a vu d’autres ! Sur le bord plat des eaux se profile l’ange doré du campanile...Venise...ville magique où se croisent Aschenbach, Daniel Manin et les personnages étranges de Shakespeare, Arlequins songeurs...des masques sur la pierre décatie, Venise ! Donne-nous encore un soupçon de ton rêve...
La lune, rond disque de safran, se lève sur l’écran brillant de la lagune. Par les fenêtres aux arcades byzantines d’un palais s’échappent des bribes de musique, des valses, quelques notes faisant penser à un jazz. Aurelio avait réussi à se faire inviter par l’une de ses connaissances, le cavalier Fadigaci, qui recevait justement ce soir-là. Aurelio...Susanna...lui, elle...elle et lui, ensemble, soudés par les accords lents d’un foxtrot...Ce sont des choses qui arrivent, à Venise. Par la robe fine à l’étoffe soyeuse il sent le corps nerveux se cambrer contre la douce puissance du sien...oui, il est beau, oui, elle est belle, et le monde, c’est si peu de choses...son cou blanc, parfumé, disperse des soupçons parfumés de bergamote. Il se penche, embrasse délicatement le cou, elle rit à nouveau, ses cils sombres et longs, sa bouche...leurs lèvres brûlent dans la nuit vénitienne. Elle se dégage, une larme aux yeux, et il comprend. C’est fini doucement comme dans une pièce de Tchekhov, en l’espace d’une nuit...
Aurelio se leva, quitta aussi la place Navone, après un dernier regard à l’obélisque en son milieu perçant le ciel sur les jets d’eau lumineux. Il évite le Palais Farnèse, trop de monde. Et le voilà sur les rives du Tibre, qui dénoue sa langueur noire entre les balustrades marmoréennes, prisonnier des illusoires remparts du Lungotevere...le pont Saint-Ange. En face se dresse la masse sombre du fortin, lugubre en cette nuit sans fin, butte au confluent des sempiternels malentendus de la terre et des cieux ; l’on y verrait volontiers à cette heure une colossale mystification inspirée de l’œuvre de Gide – mais peut-on le connaître, lorsqu’on est un ivrogne se penchant sur un pont ? Quelle fatigue se pose sur la ville endormie...les pierres des anciennes ruines sont autant de dents brisées remuant dans un dernier affreux sourire, tandis que tournent, tournent les amants enlacés des bals d’ambassade, tournent, tournent les amours défilantes d’Aurelio...et l’eau elle aussi croupissante, comme tout ici, apparaît fraîche et réconfortante comme un havre...Aurelio s’éloigna du parapet, écœuré, et appuyé à un lampadaire rendit ses apéritifs dans le caniveau. Plus tremblant, plus pâle qu’avant, il reprit son errance titubante. C’était peut-être un lâche, cet Aurelio, ou bien il était trop attaché au souvenir encore. Marcher, à nouveau, c’est tout ce qui a un sens dans la lourdeur de l’air nocturne...il y avait un jardin, là, derrière la grille. Aurelio longea le mur d’enceinte jusqu’à la crevasse qu’il avait découverte enfant. Il se glissa, ombre mouvante, dans le parc. Des platanes gris et des châtaigniers pensifs se tendaient sur la pelouse verte, aux allures de vaste moquette délavée. Aurelio se laissa tomber sur un banc entre les lauriers-roses. Leurs dernières fleurs tombaient entre les feuilles sombres. Il était fatigué, Aurelio, triste, Aurelio, ivre, déçu aussi de cet air de mort soufflant sur le dédale de ses idées vieillissantes. Il s’allongea, la joue posée sur le bois rêche du banc, le front brûlant pressé contre le dossier en fer forgé. Bercé par l’été romain, il s’endormit comme seuls s’endorment les enfants purs.

Le soleil se levait tranquillement sur l’herbe faisant luire mille gouttes de rosée pareilles à des perles égarées entre les rosiers. C’est Giannino qui était de service, ce matin, pour ouvrir le parc. Sifflotant, il introduisit la clé dans la serrure et ouvrit les deux battants de la grille, puis parcourut l’allée d’un pas de matamore, sachant que personne ne pouvait rire de ce pathétique jeune boutonneux aux dents proéminentes se prenant pour Clark Gable. Il ouvrit ensuite le cabanon, en sortit le jet d’eau : on n’avait pas eu le temps, hier soir, de passer un coup sur les bancs. Lave un banc, lave deux bancs, il s’arrête. Un type pas rasé, avec une chemise blanche passablement tâchée et un pantalon froissé, visiblement un ivrogne, cuve son vin là-dessus, la tête posée sur sa veste. Sa casquette grise au cuir craquelé est tombée dans la poussière. Giannino a un sourire malicieux, il dirige le tuyau d’arrosoir sur Aurelio inconsciemment endormi, ouvre l’eau qui fuse jaillissante :
-Debout, debout, hoquète-t-il, hilare, entre deux éclats de rire, debout, sale ivrogne !
Revenir en haut Aller en bas
JJJaurès
aspirant
aspirant



Messages : 12
Date d'inscription : 16/06/2012
Age : 30
Localisation : Evian

Nouvelles Francesco Empty
MessageSujet: Re: Nouvelles Francesco   Nouvelles Francesco Icon_minitimeSam 16 Juin - 19:07

Moui, quelques belles fautes de syntaxe. D'assez beaux sujets, mais vite traités. Tu devrais passer plus de temps là-dessus, car il y a moyen d'en sortir de belles histoires. Ne trouves-tu pas que Giuseppe rejoint de façon trop facile l'officier iougoslave? Il arrive comme ça dans une ville inconnue, sans savoir le grade, le nom ou l'apparence du type, et hop! Le voilà? Sinon, j'aime assez bien. Tu ne serais pas un amateur de Buzzati ou Moravia?
Revenir en haut Aller en bas
trotsky
Poète Chevronné



Messages : 304
Date d'inscription : 08/04/2011
Age : 27
Localisation : Thonon-les-bains

Nouvelles Francesco Empty
MessageSujet: Re: Nouvelles Francesco   Nouvelles Francesco Icon_minitimeSam 16 Juin - 19:15

Belle déduction: je l'ai juste spécifié au dessus de la première nouvelle...monsieur ne pourrrait-il pas se présenter, avant de nous donner la critique littéraire? Bon, ne t'inquiètes pas (c'est toi qui a commencé avec le tutoiement, donc je l'emploie aussi), bref, ne tiens pas compte du ton agressif que je viens d'utiliser. Je suis juste plutôt vexé d'être ainsi remis en question. Moi je les aime très bien comme ça, mes nouvelles, mais j'avoue que tu as mis le doigt sur un point sensible: cette scène-là n'est pas très très au point. Sinon, tu ne pourrais pas en critiquer un ou deux autres? Il me semble que je suis le seul à s'être pris des commentaires, et c'est assez vexant. Bon, ça permet de progresser...
Revenir en haut Aller en bas
JJJaurès
aspirant
aspirant



Messages : 12
Date d'inscription : 16/06/2012
Age : 30
Localisation : Evian

Nouvelles Francesco Empty
MessageSujet: Re: Nouvelles Francesco   Nouvelles Francesco Icon_minitimeDim 17 Juin - 18:46

Monsieur est en fait une demoiselle, ne vous déplaise. Je suis d'accord pour passer l'éponge sur le ton agressif, et ne manquerais pas de jeter un coup d'oeil à la présentation.
sans vouloir insister sur ce point, je veux quand même préciser que toute critique n'est pas faite dans le but de blesser quelqu'un: vraiment, j'aime bien les thèmes que tu abordes, mais ils pourraient être encore meilleurs en affinant le style. Il est encore un peu lourd, verbeux par moment, quoiqu'il ne soit pas exempt d'un certain lyrisme (il me semble que tu fréquentes aussi la section poèsie; sincérement, la narration te vas mieux, d'où la réussite des poèmes en prose). Il y a de belles images. Fait attention à ne pas tomber dans la standartisation: à chaque fois qu'il y a une fille dans tes histoires, elle a les cheveux courts; je veux bien que tu puisses avoir un certain penchant pour ces coupes là, mais elle ne sont pas très fréquentes à l'époque où se déroulent tes histoires.
Tu ne voudrais pas engager deux mots sur quelque chose d'autre, un écrivain par exemple (plutôt dans la section citations, ça)? Qui connais-tu? Céline, Vian? J'avoue être un peu mal à l'aise sur tout ce qui précède le XIX. allons, sans rancune?
Revenir en haut Aller en bas
selenba
Modératrice
Modératrice
selenba


Messages : 144
Date d'inscription : 13/04/2011

Nouvelles Francesco Empty
MessageSujet: Re: Nouvelles Francesco   Nouvelles Francesco Icon_minitimeLun 18 Juin - 17:53

Désolée Trotsky mais je ne sais pas pourquoi je ne peux pas corriger les fautes d'orthographes sur ce sujet. Je vais demander à l'admin... s'il daigne me répondre. Pour le moment, débrouille-toi tout seul. Je suis un peu débordée. tristesse
Revenir en haut Aller en bas
JJJaurès
aspirant
aspirant



Messages : 12
Date d'inscription : 16/06/2012
Age : 30
Localisation : Evian

Nouvelles Francesco Empty
MessageSujet: Re: Nouvelles Francesco   Nouvelles Francesco Icon_minitimeLun 18 Juin - 19:50

Mea culpa. Mon prof de philo m'aurait sortie par la fenêtre si je lui avais mis des fautes du genre dans une dissertation. Je verrais de pondérer un peu plus sagement mes messages.
Revenir en haut Aller en bas
Contenu sponsorisé





Nouvelles Francesco Empty
MessageSujet: Re: Nouvelles Francesco   Nouvelles Francesco Icon_minitime

Revenir en haut Aller en bas
 
Nouvelles Francesco
Revenir en haut 
Page 1 sur 1

Permission de ce forum:Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
Le plaisir des mots :: Ecrits :: Nouvelles-
Sauter vers: